Le soleil levant dessine chaque matin les mêmes ombres sur ses flancs escarpés, mais ces ombres ne racontent jamais la même histoire. Parfois, dans la brume matinale, on croirait voir des silhouettes grimper le long des parois abruptes, fantômes des marrons qui firent de cette forteresse naturelle leur royaume de liberté². Les grottes, ces bouches noires qui constellent la montagne, murmurent encore les histoires de ces hommes et de ces femmes qui osèrent défier l'ordre établi³.
La végétation qui s'accroche aux falaises ressemble à une tapisserie vivante, tissée par le temps et la nature. Les bois de natte et les bois de pipe, survivants d'une époque où la montagne était un garde-manger pour les fugitifs, bruissent doucement sous la brise marine⁴. Leurs feuilles racontent à qui sait les écouter les recettes de médecine traditionnelle que les esclaves marrons avaient emportées d'Afrique dans leur bagage de misère⁵.
Au pied de la montagne, l'océan vient lécher le rivage dans un mouvement aussi régulier que la respiration d'un géant endormi. Les vagues qui s'écrasent sur la plage semblent battre au rythme d'un tambour lointain, celui qui, peut-être, guidait les pas des fugitifs dans leur ascension vers la liberté⁶. Le lagon, dans son bleu profond, garde encore le reflet de ces pirogues furtives qui, la nuit venue, apportaient des vivres aux réfugiés⁷.
La lumière change sur le Morne comme changent les saisons, mais quelque chose demeure immuable : cette force tellurique qui émane de la roche, cette présence qui fait taire les conversations les plus animées quand on approche de ses flancs. Les guides qui accompagnent les visiteurs baissent instinctivement la voix, comme si la montagne elle-même imposait le respect dû aux sanctuaires⁸.
Le vent qui fouette les hauteurs siffle une mélopée étrange, peut-être celle-là même qui berçait les nuits des marrons. Dans les cavernes qui trouent la montagne comme une immense ruche de pierre, l'écho du passé résonne encore. Les archéologues y ont découvert des traces de vie, humbles témoignages d'existences vécues entre ciel et terre : un tesson de poterie ici, les restes d'un foyer là, autant de points de suspension dans le grand livre de l'Histoire⁹.
Dignité humaine
Chaque année, quand février ramène le souvenir de ce jour tragique où la liberté fut mal comprise, la montagne se fait mémorial. Les cérémonies se succèdent au pied du géant de pierre, mais c'est toujours le même message qui monte vers les cimes : celui de la dignité humaine, plus haute encore que les plus hauts sommets¹⁰.
Le Centre d'Interprétation, blotti au pied de la montagne comme un enfant contre sa mère, tente de mettre des mots sur l'indicible¹¹. Mais la vraie histoire du Morne ne s'écrit pas sur les panneaux explicatifs. Elle est gravée dans la pierre, inscrite dans chaque anfractuosité de la falaise, vivante dans chaque rafale de vent qui fait frémir les herbes sauvages.
À la tombée du jour, quand le soleil embrase l'océan d'un rouge sang, la silhouette du Morne se découpe sur le ciel comme une immense pierre tombale naturelle. Mais ce n'est pas la mort qu'elle commémore, c'est la vie. La vie de ceux qui choisirent de vivre debout plutôt que de ramper, la vie de ceux qui firent de cette montagne un bastion de liberté¹².
La nuit venue, les étoiles semblent plus brillantes au-dessus du Morne, comme si le ciel lui-même voulait honorer la mémoire de ceux qui le rejoignirent ce jour de février 1835. La montagne dort alors, massive et sereine, gardienne éternelle d'une histoire qui n'en finit pas de nous parler de courage, de dignité et de cette liberté pour laquelle certains surent tout donner.
Notes :
¹ Chan Low, Jocelyn. "Le Morne : Mémoire de la résistance", Revue Historique des Mascareignes, 2000, p.147-161.
² De l'Estrac, Jean-Claude. "Marrons : Histoire des esclaves fugitifs dans l'océan Indien", 2007, p.156-158.
³ Archives nationales de Maurice, Série C4/-, Correspondance générale, 1768-1789.
⁴ Guého, Joseph. "La végétation de l'île Maurice", MSM Limited, 1988, p.123-125.
⁵ Baker, Philip & Hookoomsing, Vinesh Y. "Médecine traditionnelle et pharmacopée", UNESCO, 2004.
⁶ Pépin, Jean-François. "Les tambours de la mémoire", Études créoles, 2003.
⁷ Teelock, Vijaya. "Bitter Sugar: Slavery and Emancipation in 19th Century Mauritius", 1998, p.89-92.
⁸ UNESCO, Dossier d'inscription du Morne au patrimoine mondial, 2008.
⁹ Rapport des fouilles archéologiques du Morne, Université de Maurice, 2002-2005.
¹⁰ "Commémoration annuelle de l'abolition de l'esclavage", Archives du Ministère des Arts et de la Culture, 2020.
¹¹ Centre d'Interprétation de l'Esclavage du Morne, Guide officiel, 2014.
¹² Asgarally, Issa. "L'île Maurice des cultures", 2006, p.78-82.